Aller au contenu

Le monde est-il devenu fou ?

Ils sont fous ces romains

Vous vous dites peut-être que quelque chose ne tourne pas rond sans vraiment réussir à mettre des mots sur ce qui ne va pas, sans pouvoir poser un diagnostic. C’est frustrant n’est-ce pas ?

Se demander si le monde, ou plutôt la société dans laquelle nous vivons, est devenue folle, ça revient à se demander si la majorité des gens sont fous, et donc si nous sommes l’un des seuls à ne pas l’être. Mais du coup, un doute nous assaille : et si c’était nous qui étions fous plutôt que les autres ?

Il est plus simple d oublier cette question, l’enfouir au plus profond de nous, car elle est trop dérangeante. Mais quand bien même, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, non ? Le monde n’est-il pas devenu un petit peu fou ?

Répondre à cette question est possible, mais ce n’est pas simple. Accrochez-vous. La réponse est oui (dans une certaine mesure).

Attention, le contenu de cet article peut-être perturbant. La question de la folie n’est pas une chose simple à aborder.

De plus, la question d’une “conscience collective” n’est pas consensuelle en science. Je prends le parti qu’elle existe, comme l’ont fait LeBon, Jung, Durkheim et d’autres, mais c’est un terrain glissant et je ne peux pas aborder toutes les nuances et les subtilités.

Le mot “folie” n’est plus vraiment utilisé dans le domaine psy. Mais peu importe. Je ne vais pas jouer au psychiatre et me contenter du langage commun.

La folie est définie relativement à une société

La folie n’est pas simple à définir. Fréquemment l’exemple suivant est donné : Une femme refuse de sortir de chez elle. C’est peut-être parce qu’elle est agoraphobe et donc qu’elle souffre d’un trouble mental, mais c’est peut-être aussi parce que dans sa culture une femme ne sort pas seule de chez elle. Autre exemple : quelqu’un qui voit la vierge peut être considéré comme délirant dans une certaine culture et pas dans une autre.

La folie se définit de ce fait par rapport à une culture. Pour le dire simple simplement : si vous êtes fou, c’est parce que la majorité ne l’est pas.

Mais alors, est-il impossible que la société soit folle ? Il semblerait en effet que ce soit le cas, par définition. Pourtant, nous avons pourtant bien des exemples d’hystérie collective dans l’histoire. La chasse aux sorcières est un des épisodes les plus souvent cités en la matière. Mais nous jugeons depuis l’extérieur, avec le recul de l’histoire. Si j’étais fou, comment le saurais-je ? Si notre société était folle, comment le saurions-nous ?

C’est une grosse difficulté à surmonter : la folie est relative à une société, une culture donnée.

Mais c’est une définition bancale

Ce n’est pas tout. Si la folie se définit par rapport à une culture donnée, alors ça pose deux problèmes théoriques.

Imaginez que vous vivez dans une société (relativement) saine, et que celle-ci bascule dans la folie, mais pas vous qui restez tel que vous avez toujours été. Vu que vous vous retrouvez décalé par rapport à la nouvelle norme, c’est vous le fou. C’est vous qui souffrez et qui avez du mal à vous adapter. Mais c’est problématique vus que vous n’avez pas changés, et que dans l’ancienne société, vous n’étiez pas fou.

Autre cas : vous vivez dans une société saine, vous êtes vous-même sain par rapport à votre société, et vous émigrez dans une autre société dont les normes culturelles sont différentes. Vous vous retrouvez potentiellement “fou” alors que vous ne l’étiez pas quelques jours avant et que rien n’a changé en vous.

Cette définition de la folie relative à une culture résout certains problèmes, mais en pose d’autres. Elle fonctionne bien dans une vision statique d’une société, mais dès qu’il y a une dynamique, elle est de moins en moins pertinente.

Plus on creuse et plus la question devient compliquée. Les scientifiques rechignent à penser les folies collectives, car derrière, il faut penser la “conscience collective” et ça pose deux problèmes : d’abord, c’est très compliqué à mesurer et on sort de la science quantitative qui est la norme actuellement, ensuite, on est proche de concepts ésotériques tels que les égrégores ou les esprits.

Il nous faut une autre approche. Reprenons à la base, la question de la folie au niveau individuel.

La folie est une souffrance avant tout

Comment est-ce que le diagnostic de pathologie mentale est posé ? Vous conviendrez que c’est rarement un psychiatre qui se balade dans la rue et qui pointe du doigt quelqu’un en déclarant : “c’est un fou, enfermez-le !”. Ça ne marche pas comme ça. Ce sont les gens eux même qui vont voir des médecins de l’esprit (psychologue, psychiatre, psychanalyste) et qui demandent de l’aide la plupart du temps. Parfois, c’est le comportement destructeur de la personne qui l’a fait enfermer, mais c’est plus rare.

C’est généralement sur la base des gens qui poussent la porte du médecin que les maladies mentales sont diagnostiquées. S’ils le font, c’est parce qu’ils souffrent.

C’est la souffrance qui est la clé : quand une personne n’est plus fonctionnelle dans un aspect de sa vie, au travail, en couple, ou pour faire ses courses ou rester chez elle, ou autre, elle va consulter.

En quoi cela nous avance ? Ce qui définit la folie, ce ne sont pas tant les “hallucinations” et “délires” que la souffrance qu’elle engendre. En fait, ce qui détermine si une expérience intérieure est pathologique, ce n’est pas si elle est “vraie” ou “fausse” mais si elle est constructrice ou destructrice. Dans le cas des pathologies mentales, à la différence des maladies, la souffrance ne vient pas du corps, mais de l’esprit. Les médecins parlent de charge de morbidité. Si nous transposons cela à l’échelle d’une société : nous pouvons mesurer son degré de folie, à sa charge de morbidité mentale.

Diagnostiquer une société est-il possible ?

Cependant, dans notre monde actuel, ce n’est pas si simple à observer. Au départ, nous pourrions être tentés d’aller creuser dans les statistiques. Si nous parvenons à montrer que les pathologies mentales augmentent en nombre, ça pourrait être un signe qu’il se passe quelque chose. Mais cela pose deux problèmes.

Le premier, ces statistiques ne sont pas faciles à décoder. Si, par exemple, le taux de suicide augmentait beaucoup, nous pourrions soupçonner une folie collective. Alors allons voir le nombre de morts par suicide ! Mais la médecine fait des progrès perpétuels pour sauver les cas traumatiques. Ce chiffre est donc biaisé. Alors, nous pourrions regarder les tentatives de suicide. Mais nous avons les mêmes soucis, les troubles mentaux sont pris en charge en amont de sorte à ne pas en arriver aux tentatives de suicide. Nous pourrions regarder l’usage des anxiolytiques, mais il y a aussi une prise en charge psychologique qui précède. Et puis il peut y avoir des facteurs conjoncturels (comme les confinements) qui font que les gens consultent plus sans que la société soit véritablement plus malade pour autant (dans la mesure où elle est résiliente).

Le deuxième problème, c’est que ce n’est pas parce que le nombre de pathologies mentales augmentent que la société elle-même est devenue folle. Ce n’est pas la même chose. Ce ne sont pas les personnes qui sont en cause, mais la dynamique collective. Un exemple que tout le monde connaît ? Quand 2 personnes tombent éperdument amoureuses l’une de l’autre (cf. le film “Jeux d’enfants”), elles ne sont pas folles, c’est leur relation qui l’est. Nous pouvons aussi citer les sectes qui finissent en suicide collectif.

Alors comment nous en sortir ? comment savoir si une société devient folle ou non ? Nous allons faire un détour par l’éthologie pour y voir plus clair. L’étude du comportement animal nous permet d’éliminer les facteurs culturels et techniques.

L’éthologie à la rescousse

Pour juger de la folie de la chasse aux sorcières, c’est “facile” car nous avons le recul de l’histoire. Prendre du recul par rapport à soi, une situation donnée ou sa propre société est un exercice spirituel classique. Imaginez que vous êtes un extra-terrestre qui déboule sur terre, ou bien qui observe l’agitation des humains depuis la lune : vous allez changer de perspective, et ce changement est l’une des choses souvent recherchées en spiritualité, car elle nous fait grandir. Mais alors comment faire pour s’extraire de notre société ? Le voyage peut être une solution. Mais nous allons employer une “astuce” : est-ce qu’il existe des cas de folie collective chez les animaux ? nous avons de la chance, la réponse est oui.

Au début des années 60, l’éthologue John B Calhoun a mené une série d’expériences sur les rats. Il a créé “l’utopie des rats”,”l’univers 25″, un paradis pour rats : nourriture à volonté, pas de prédateur, pas d’intempéries, pas de maladies, des niches pour procréer. Il a laissé 8 rats sains faire à leur guise. Ils se sont rapidement multipliés. Mais a sa grande surprise, la colonie n’a pas survécu. Au-delà d’un certain seuil de population, les rats ont commencé à avoir des comportements étranges. Toute la colonie est devenue “folle”, ils ont fini par s’entretuer ou bien ne plus faire de petits. John Calhoun a appelé son utopie le cloaque comportemental.

La paix et la prospérité les ont rendus collectivement fous et ils ont péri, incapable de fonctionner entre eux. La charge de morbidité est évidente dans ce cas précis : ils sont tous morts.

Ils sont fous ces romains

Bien entendu, nous ne pouvons pas faire une analogie directe avec les sociétés humaines. Il y a beaucoup de facteurs qui rendent la situation différente. Je ne vais pas rentrer dans tous les détails, mais grosso modo, je pense que nous pouvons retenir que la paix, la prospérité et une forte densité de population ne sont pas “sains” pour les mammifères.

Hors, et je dis cela sans chercher à stigmatiser personne, mais pour prendre un exemple parlant : si nous observons un fonctionnaire d’une grande ville française des années 2000 par exemple, il a vécu dans un pays en paix, il a la sécurité de l’emploi (il vit dans l’abondance), il vit dans une zone urbaine à forte densité de population, sa maison et son bureau sont chauffés l’hiver, climatisé l’été, le système médical a éliminé la plupart des maladies contagieuses. Il vit dans une “paradis” proche de celui des rats. Il est probablement dans une situation psychopathogène sans le savoir. Il est loin d’être le seul même si tout le monde n’est pas concerné au même degré.

N’est-ce pas ce que nous observons dans nos sociétés ? Beaucoup de personnes, à divers degrés, souffrent d’un vide existentiel qu’elles comblent par le consumérisme et elles travaillent pour se remplir des plaisirs offerts par notre société moderne (qui sont très nombreux) et pour s’acheter des indulgences morales afin d’avoir la conscience en paix.

Ne serait-il pas question d’une pathologie spirituelle au fond ? La spiritualité, il me semble, c’est précisément l’inverse : elle donne un sens à la vie, nous nous sentons relié à nous même, aux autres, au monde, et cela nous remplit sans avoir besoin de palliatifs, et sans avoir besoin de consommer de manière compulsive. Nous acceptons qui nous sommes, les bons et les mauvais côtés, sans avoir besoin de montrer au monde une image de “perfection morale”.

Nos sociétés ne souffrent-elles pas d’une forme de pathologie spirituelle qui prend de l’ampleur ?

“Don’t look up”, Très bon film sur le sujet “folie collective sous notre nez”.

Dans la mesure où ces comportements se multiplient et deviennent même une norme, dans la mesure où les dirigeants sont touchés et les institutions sont concernées, dans la mesure où un climat anxiogène s’est durablement installé (depuis la crise des subprimes), dans la mesure où nous disposons de statistiques sur le mal-être grandissant, alors, il me semble que nous pouvons parler de folie collective, ou du moins, nous sommes justifiés de nous poser la question.

Attention, il ne faut pas tomber dans l’écueil du début : si la société change simplement de culture, on peut être tenté d’y voir à tort une bascule dans la folie. Gardons en tête deux choses : si le niveau de charge morbide augmente, et / ou si le niveau d’infantilisme augmente, nous pouvons soupçonner une folie collective, plus ou moins importante.

Il me semble que ces deux critères sont largement remplis en occident.

Loi de UN - Johann Oriel