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Je sais ce qu’est un garçon : je le reconnais quand j’en vois un

Le sens des mots

Actuellement, la zététique française est fracturée. Je ne vais pas faire l’historique ici. Je vais simplement me concentrer sur une question ou plutôt une affirmation qui, je trouve, résume bien le clivage : “je ne sais pas ce qu’est un garçon“.

L’affirmation semblera ridicule à certains et sonnera comme une révélation pour d’autres. Mais en fait, c’est une question qui se pose pour beaucoup de mots. Faisons l’exercice avec le mot “table” vous allez voir…

De la difficulté de définir rigoureusement de nombreux mots

Il se trouve que je dispose de quelques éléments sur le sujet que vous verrez rarement ailleurs et qui peuvent élever le débat. En plus, ils se rapportent à la noétique dans la mesure où la création de sens est concernée. Vous connaissez la querelle des universaux ? Wittgenstein ? Non ? et bien, sachez que cette question remonte à un problème bien connu des philosophes.

Nous sommes ici en pleine crise du sens, dans l’une de ses manifestations.

À la base, quel est le problème au juste ? Il est difficile de définir des catégories quelles qu’elles soient. Par exemple, la notion d’espèce en biologie est notoirement difficile à définir, même si nous avons tous en tête UNE définition liée à l’isolation reproductive. Mais allez voir la page Wikipédia pour vous en convaincre que c’est loin d’être aussi simple pour les biologistes :

Ainsi, l’espèce est la plus grande unité de population au sein de laquelle le flux génétique est possible et les individus d’une même espèce sont donc génétiquement isolés d’autres ensembles équivalents du point de vue reproductif.

Pourtant, le critère d’interfécondité ne peut pas toujours être vérifié : c’est le cas pour les fossiles, les organismes asexués ou pour des espèces rares ou difficiles à observer. D’autres définitions peuvent donc être utilisées

https://fr.wikipedia.org/wiki/Esp%C3%A8ce

C’est pareil avec une table. Essayez de donner une définition de ce qu’est une table, qui ne s’applique qu’aux tables. Prenons le Larousse :

1. Meuble composé d’un plateau horizontal reposant sur un ou plusieurs pieds ou supports. 2. Meuble sur pieds construit pour servir les repas : Desservir la table. 3. Plateau posé sur un support, des tréteaux et destiné à des activités, jeux ou techniques : Table de ping-pong. Table d’architecte. 4. Meuble sur pieds offrant une surface plane destiné à un usage déterminé : Table à langer.

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/table/76303

Si je prends la définition 1, alors un tabouret réponds aussi à cette définition. Si je prends la définition 2, alors une table de ping-pong n’est plus une table ? etc. Essayez de faire l’exercice de ce qu’est une table, vous verrez, ce n’est pas du tout évident de donner une définition. Quels sont les points communs d’une table à l’autre ? ni la forme, ni les matériaux, ni les usages… On pourrait dire que le “plateau horizontal” est commun à toutes les tables, mais alors, il est aussi commun à d’autres objets. Et puis si je renverse une table, son plateau n’est plus horizontal, ce n’est plus une table ?

C’est en substance l’argument présenté par Wittgenstein selon John Vervaeke :

Et ce que Wittgenstein a souligné, et rappelez-vous que nous avons fait cela avec l’exemple d’un jeu, que beaucoup de nos catégories n’ont pas d’essences. Il n’y a pas de jeu de conditions nécessaires et suffisantes qui choisiront tous les jeux et seulement les jeux, il n’y a aucun ensemble de conditions nécessaires et suffisantes qui choisiront toutes les tables. Beaucoup de nos catégories n’ont pas d’essences. C’était le point de Wittgenstein!

https://www.meaningcrisis.co/ep-30-awakening-from-the-meaning-crisis-relevance-realization-meets-dynamical-systems-theory/

Vous aurez le même problème avec beaucoup de choses qui existent. Qu’est-ce qu’un cheval ? qu’est-ce qu’un jeu ? qu’est-ce qu’une espèce ? qu’est-ce qu’une planète (coucou Pluton) ? qu’est-ce qu’un garçon ?

Le problème est bien connu des philosophes. Il fût l’objet d’une querelle au Moyen Âge : la querelle des universaux. Il s’agissait de savoir si les objets de l’esprit humain existent réellement ou bien ce sont de simples noms, des étiquettes pour désigner des catégories.

La querelle n’est pas résolue et je ne vais pas la résoudre ici. À partir de là, que fait-on ?

Le poisson n’existe plus dans la nouvelle classification phylogénétique. Est-ce que les poissons ont disparu de la surface du globe ? Est-ce qu’il faut interdire les poissonniers ? ou bien renommer ce métier ou ces animaux (ha, mais un animal, c’est quoi au fait ?) avec une périphrase dont seuls les bureaucrates ont le secret ? Par exemple, “aller à la piscine” devient “activité contribuant à l’aisance aquatique”. Je n’invente rien.

Ou alors, on fait comme le juge américain Potter Stewart qui disait en gros : « Je ne sais pas définir la pornographie, mais je sais la reconnaître. »

La philosophie propose d’autres approches. La dernière tentative est la théorie des “prototypes”. Puisque les catégories ne fonctionnent pas, on va définir des “prototypes”. Par exemple, le prototype de la table sera quelque chose comme “c’est un objet en bois, avec 4 pieds, et qui sert à manger”. C’est la table prototypale. Ensuite, on définit les autres “tables” en référence au prototype dont elles sont plus ou moins proche.

Comment fait-on pour surmonter cette difficulté depuis la nuit des temps ?

Du coup, je vais poser une question à mon tour. Qu’est-ce que ça change si on ne peut pas définir ce qu’est un “garçon” ou autre chose d’ailleurs ? est-ce que ça veut dire que les garçons n’existent pas, que ce n’est qu’un concept inventé ? une “construction sociale” ?

Si j’essaye de “me” définir moi-même (ou n’importe qui d’autre), je n’y parviendrais pas (mes cellules sont renouvelées tous les 7 ans en moyenne, dois-je inclure mon microbiote ou pas ? mes souvenirs ne me définissent pas puisqu’ils évoluent dans le temps, mon ADN ne me définit pas plus qu’il ne définit des jumeaux, etc…). L’absence de définition n’est pas l’absence d’existence ou de caractéristique propre.

Et réciproquement, on peut créer des définitions arbitraires, mais ça ne veut pas dire que toutes les définitions sont arbitraires. John Vervaeke cite l’exemple de la monnaie : la monnaie est une construction sociale. N’importe quoi peut servir de monnaie, un bout de métal, un coquillage, un bout de bois, un bout de papier, un chiffre sur un ordinateur. Mais ça ne veut pas dire que n’importe quoi peut devenir un morceau d’or ou un cheval pour autant. La notion de “garçon” n’est pas définie arbitrairement comme on dirait “ces cigarettes vont servir de monnaie”, on ne peut pas dire “ce tas de sable est un garçon”.

Nous sommes là en pleine philosophie du langage, ou philosophie analytique, et en pleine construction du sens :

Assez généralement, on considère que Ludwig Wittgenstein développa l’atomisme logique de Russell dans un livre bref et difficile, le Tractatus logico-philosophicus : ce livre est tenu comme l’un des livres de philosophie les plus importants du XXe siècle. L’objectif général en est de tracer de l’intérieur du langage des limites au-delà desquelles des propositions sont dénuées de sens.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophie_analytique

Je conclurai ainsi, de manière la plus simple possible, en revenant à l’un des principes de la noétique, la contextualité. La définition d’un mot dépend d’un contexte. On ne peut peut-être pas définir rigoureusement l’essence d’un cheval, mais tant qu’on peut quand même être un vétérinaire avec les animaux qui entrent dans la catégorie “cheval”. Dans ce contexte, on peut suffisamment définir ce qu’est un cheval.

Prenons un cas plus compliqué : les comateux qui sont maintenus en vie artificiellement. Nous sommes à une frontière où l’on est littéralement entre la vie et la mort. Est-ce qu’à cause des comateux, on doit en déduire qu’on ne sait plus ce qu’est la vie ou la mort ?

Dans le contexte philosophique, le mot “garçon” peut être difficile à définir, comme la plupart des mots. Dans un contexte usuel, le mot “garçon” est défini par “jeune mâle de l’espèce de l’espèce humaine”. Cette définition fonctionne dans ce contexte. Dans ces cas, on n’a pas besoin de tester l’ADN ou de déshabiller les gens pour vérifier s’ils sont mâles ou femelles, ni leur âge, ni leur espèce. Dans la vie courante, on sait tous reconnaître un garçon avec des critères simples. On sait aussi reconnaître une table ou différencier un mort d’un vivant.

Le fait qu’il existe des personnes intersexes, ou bien des personnes dont la sexualité du cerveau est inversée par rapport à la sexualité de leur corps, ce sont des exceptions, c’est la zone de flou qui existe pour tous les concepts. Il existe des humains unijambistes ou sans jambes, mais la définition de l’humain inclus 2 jambes. Les exceptions restent des exceptions. Le langage n’aura jamais la précision d’une démonstration mathématique. Il y a une part d’incertitude et de contextualité dont on ne peut se défaire. Comme en mécanique quantique, et ce n’est pas un hasard (cf. mon livre Quantalia).

Si on n’accepte pas de fonctionner de la sorte, on ne peut plus construire de sens qui se rapporte à la réalité (on peut en revanche construire un sens artificiel et chercher à l’imposer). Qu’est-ce que la réalité, vous allez me dire ? la réalité, c’est quand on se cogne (Jacques Lacan).

Loi de UN - Johann Oriel