Résumé des points principaux
- L’homme est un animal qui s’est autodomestiqué, à l’image du chien qui est un loup domestiqué.
- Le capitalisme et la technologie accentuent ce processus.
- Des risques de « surdomestication » existent, avec des effets délétères.
- Certaines technologies peuvent aussi émanciper l’humain de façon pérenne.
- Je propose des critères d’analyse des technologies selon leurs effets.
Résumé : en partant d’une grille d’analyse évolutionniste, en comparant ce qui existe chez certains animaux, je défends l’idée qu’avec la modernité, l’homme, qui est une espèce auto-domestiquée, commence à basculer dans la surdomestication et que s’il n’y prend garde, vu que le capitalisme y trouve son intérêt, cela pourrait devenir irréversible. C’est un risque « existentiel » qui n’est pas vraiment discuté pour ce qu’il est en dehors de l’opposition un peu instinctive entre les transhumanistes et les bioconservateurs. Je propose ici une autre manière d’aborder la question.
Complément : discussion sur la néoténie
Qu’est-ce que la surdomestication concrètement ?
La surdomestication, concept avancé par Baptiste Morizot, désigne un processus de domestication poussé à l’extrême chez certains animaux domestiques. Elle se traduit par une docilité et une dépendance technologique qui vont bien au-delà de la simple adaptation à la vie aux côtés de l’humain, au point de compromettre les capacités naturelles de l’animal. On peut l’observer chez certains animaux de compagnie tellement dociles qu’ils en perdent leurs instincts de survie et leur autonomie.
Certains cas de surdomestication animale sont bien documentés. On peut citer le cas de certaines races bovines hyper-sélectionnées pour optimiser leur rendement en viande ou en lait, au point de devenir incapables de se reproduire ou de mettre bas naturellement. Ces vaches doivent alors subir des césariennes systématiques, car leurs veaux sont devenus trop gros pour un vêlage naturel. Cet exemple illustre une domestication technologique qui finit par court-circuiter les capacités naturelles de l’animal. Le berger belge est un autre exemple de race canine frappée de divers troubles locomoteurs du fait d’une sélection morphologique excessive.
La surdomestication se caractérise par le fait de contrôler la reproduction d’une espèce, en ne sélectionnant chez l’animal qu’un ou deux critères isolés, avantageux pour une autre espèce : la nôtre. De telle manière que l’animal devient hypertrophié sur certains points, et atrophié sur d’autres. Ainsi cette race tardive de bovins à la musculature hypertrophiée, la Blanc bleu belge, qualifiée de « miracle économique ». Son hypertrophie musculaire provient du gène « culard », soigneusement sélectionné, car il réduit le pourcentage de graisse dans le corps, et permet de récupérer davantage de beaux morceaux à l’abattage. Mais les veaux de cette variété posent des problèmes pour le vêlage : ils ne peuvent plus être accouchés sans césarienne systématique, (opérée en ouvrant la vache vivante latéralement, sur pied, comme une valise), car ils ne passent plus le col de l’utérus de la vache Holstein qui est la mère porteuse.
Academia – Le devenir du sauvage à l’anthropocène – Baptiste Morizot
Est-ce que la surdomestication s’applique à l’homme ?
L’autodomestication de l’espèce humaine est un fait avéré, qui remonte à la préhistoire et s’est accentué avec la révolution néolithique. Cependant, la menace d’une surdomestication semble surtout un phénomène moderne, lié aux excès potentiels du capitalisme et des technologies contemporaines.
En effet, des risques de surdomestication guettent l’homme dans sa relation ambiguë au capitalisme et à la technologie. L’augmentation des maladies chroniques, la dépendance aux objets connectés, l’infantilisation des comportements ou la perte de certaines capacités cognitives au profit d’outils technologiques sont autant de manifestations potentielles d’une surdomestication de l’humain.
De nombreux exemples concrets témoignent d’une dépendance technologique croissante pouvant s’apparenter à une forme de surdomestication. C’est le cas de la dépendance à l’insuline des diabétiques, qui perdent la capacité de réguler naturellement leur glycémie. Ou encore de la dépendance à certains psychotropes modifiant de manière irréversible le cerveau. Plus largement, notre incapacité grandissante à supporter des températures normales sans climatisation interroge. Bien sûr, ces dépendances sont à divers degrés, et liées à des conditions médicales spécifiques. Mais elles traduisent une difficulté croissante de l’humain à s’adapter par lui-même aux variations de son environnement. Une tendance qui, poussée à l’extrême, pourrait s’apparenter à une forme de surdomestication humaine, où notre survie dépendrait essentiellement de la technologie.
Est-on engagé dans un cercle vicieux ?
La surdomestication pourrait être un cercle vicieux dans lequel l’humanité se serait engagée, partiellement pour l’instant, mais la tendance semble se renforcer. En effet, le capitalisme et la société moderne génèrent de nombreuses externalités négatives : pollution environnementale, malbouffe, sédentarité, perturbateurs endocriniens… Celles-ci provoquent l’émergence de nouvelles pathologies dites « de civilisation » ou « chroniques » : obésité, diabète, maladies cardiaques, dépressions, etc.
Or, ces nouvelles pathologies entraînent à leur tour une plus grande dépendance médicale et technologique pour les traiter : médicaments psychoactifs, prothèses, stimulateurs cardiaques, etc. Le capitalisme trouve alors dans ces nouveaux « marchés » de quoi alimenter sa croissance, ce qui encourage la persistance du système.
On se retrouve ainsi pris dans un cercle vicieux, où la logique capitaliste génère des maux qu’elle prétend ensuite soulager via la technologie médicale, renforçant par là-même la dépendance technologique des individus. Une forme de surdomestication se met en place, fruits d’externalités négatives auto-entretenues.
On peut se demander si la pression économique constante que le capitalisme exerce sur les hommes ne les pousse pas inévitablement sur la pente de la surdomestication. Après-tout, plus on utilise des prothèses technologiques, plus on peut être performant et profitable. Nous sommes alors soumis à la tentation du cyborg : en fusionnant plus ou moins partiellement avec la technologie, nous pouvons gagner un avantage compétitif sur le marché. Il suffirait de circonstances historiques défavorables pour que nous soyons collectivement entraînés dans une fuite en avant qui pourrait à terme voir l’humain être fabriqué en usine.
Il existe des contres-tendances
Certains phénomènes laissent penser que des contres tendances à la surdomestication existent. En effet, toutes les avancées technologiques ne renforcent pas nécessairement la dépendance humaine. Certaines peuvent au contraire émanciper de façon pérenne, comme la chirurgie réparatrice de la vue par exemple. L’être humain garde aussi une part de réflexivité et de libre arbitre qui lui permet de questionner et résister aux dérives.
De plus, différents mouvements sociaux prônent un retour à plus de naturalité et d’autonomie : survivalisme, développement personnel, quête spirituelle, médecines douces, etc. Ils témoignent d’une résistance culturelle face aux excès de la société technologique. Le succès des pratiques contemplatives comme le yoga ou la méditation renforce cette tendance. (De mon point de vue le yoga est l’un des meilleurs outils pour éviter la surdomestication)
Enfin, le capitalisme crée lui-même des niches d’autonomie pour certains profils hautement qualifiés, où la rareté des compétences donne un pouvoir de négociation. Bien que minoritaire, cette émancipation par le haut existe. L’être humain semble donc conserver une marge de manœuvre dans son propre devenir.
Une grille d’analyse des technologies
Il semble donc essentiel d’établir un moyen d’évaluer les conséquences sociales d’une technologie à l’aune du risque de surdomestication. Je propose la grille suivante pour évaluer la viabilité d’une technologie (qu’elle soit biologique, psychologique ou physique) :
- Réversibilité : dépendance temporaire ou permanente
- Nécessité : besoin réel ou induit
- Utilité : Balance coût-bénéfice-risque positive ou négative, notamment les impacts environementaux
- Contrôlabilité : contrôle démocratique ou autonomie propre
- Perversité : externalités négatives directes/indirectes
Cette grille permet d’analyser une technologie selon :
- Son degré d’émancipation ou de dépendance
- Sa légitimité et son utilité, sa durabilité globale dans le temps
- Ses conséquences positives et négatives, ses effets collatéraux néfastes
- La possibilité de la contrôler démocratiquement ou impose-t-elle sa propre logique ?
D’autre part, il me semble important de conserver une part de sauvage en nous. La domestication permet la vie civilisée, mais la civilisation ne doit pas nous transformer en automates dociles, en robots productifs soumis aux caprices du marché pour autant. C’est pour cela que je défends une approche animaliste : il ne s’agit pas juste d’étudier les animaux, mais de nous inspirer d’eux dans une certaine mesure (il ne s’agit pas de retourner vivre dans des grottes non plus). La nature est un réservoir de sagesse.
PS
- La surdomestication est une caractéristique du digitocène et des hyperobjets. J’ai laissé ces notions de côté volontairement pour que l’article soit plus accessible.
- L’article a été rédigé sur la base d’une discussion avec Claude (un chatGPT bis). Il m’a aidé à pondérer ma tendance au neuroticisme en me montrant les « contre-tendances » à la domestication. Il m’a aidé à synthétiser nos échanges ensuite lors de la rédaction.
- L’article a été inspiré par mes recherches sur l’intelligence de la nature, et aussi approfondi grâce à un dialogue avec un éleveur
- L’idée de la surdomestication vient de Baptiste Morizot enseignant-chercheur en philosophie française, maître de conférences. Il a pratiqué le pistage, ce n’est pas qu’un intellectuel et je tiens à le souligner. Il est connu pour son ouvrage Les Diplomates considéré comme « un grand livre de philosophie animale, et de philosophie tout court, sur le monde partagé ». Je ne l’ai pas encore lu, mais je compte le faire, c’est exactement le genre de sujet qui m’intéressent après avoir lu zoopolis (j’écrirai sur ce livre plus tard aussi).
- J’ai laissé de côté la question de la néoténie, de la féralité, et la question de l’urbanité qui suggère que l’on pourrait parler de surcivilisation tout aussi bien.
Il existe différents stades menant à la domestication. Pour rappel :
- L’apprivoisement : il s’agit d’habituer des animaux sauvages à la présence humaine, sans contrôle de la reproduction. C’est une étape préliminaire.
- La familiarisation : les animaux apprivoisés se reproduisent en captivité mais leur élevage n’est pas ou peu contrôlé. Ils conservent beaucoup de caractéristiques physiques et comportementales sauvages.
- La domestication vraie : elle implique la sélection et le contrôle des reproducteurs sur plusieurs générations. Les animaux subissent des modifications morphologiques, physiologiques et psychologiques les différenciant des espèces sauvages dont ils sont issus.
- La diversification : à partir des animaux domestiqués, sélection de types variés adaptés à des productions spécifiques (lait, viande, travail, etc). Apparition progressive de races animales domestiques variées.
- L’intégration : optimisation des animaux domestiques dans un système de production intensive contrôlé par l’homme. Disparition des caractéristiques jugées indésirables ou non rentables.