À la fin de mon livre « La face cachée du Web » je concluais qu’Internet était en train de devenir une sorte de dieu mécanique, omniprésent, omniscient, omnipotent. Je m’étais inspiré de la notion, quoiqu’insatisfaisante, des « égrégores » et de leur version plus scientifique, les « memeplex » (complexes de mèmes).
Le concept d’hyperobjet développé par Timothy Morton est bien plus pertinent et fécond. Il est essentiel pour comprendre notre époque, le digitocène et pour apprendre à penser de manière non anthropocentrique (ce qui est un peu le but de ce blog).
Un hyperobjet est une entité massive et complexe, dépassant notre capacité de représentation complète, qui englobe des échelles spatio-temporelles étendues et a un impact significatif sur notre réalité. L’avènement des hyperobjets signifie que la « fin du monde » a déjà eu lieu, nous sommes déjà dans le monde d’après.
Qu’est-ce qu’un hyperobjet ?
Je cite :
Visqueux : Les hyperobjets adhèrent à tout autre objet qu’ils touchent, peu importe à quel point un objet essaie de résister. De cette manière, les hyperobjets annulent la distance ironique, ce qui signifie que plus un objet essaie de résister à un hyperobjet, plus il devient collé à l’hyperobjet.
Fondu : Les hyperobjets sont si massifs qu’ils réfutent l’idée que l’espace-temps est fixe, concret et cohérent.
Non local : Les hyperobjets sont massivement répartis dans le temps et l’espace au point que leur totalité ne peut être réalisée dans une manifestation locale particulière. Par exemple, le réchauffement climatique est un hyperobjet qui a un impact sur les conditions météorologiques, telles que la formation de tornades. Cependant, selon Morton, les entités ne ressentent pas le réchauffement climatique, mais vivent plutôt les tornades lorsqu’elles causent des dégâts à des endroits spécifiques. Ainsi, la non-localité décrit la manière dont un hyperobjet devient plus important que les manifestations locales qu’il produit.
Phasé : Les hyperobjets occupent un espace de dimension supérieure à celui que les autres entités peuvent normalement percevoir. Ainsi, les hyperobjets semblent apparaître et disparaître dans l’espace tridimensionnel, mais ils apparaîtraient différemment si un observateur pouvait avoir une vision multidimensionnelle supérieure.
Interobjectif : Les hyperobjets sont formés par des relations entre plusieurs objets. En conséquence, les entités ne peuvent percevoir que l’empreinte, ou « empreinte », d’un hyperobjet sur d’autres objets, révélée sous forme d’informations. Par exemple, le réchauffement climatique est formé par des interactions entre le soleil, les combustibles fossiles et le dioxyde de carbone, entre autres objets. Pourtant, le réchauffement climatique est rendu apparent par les niveaux d’émissions, les variations de température et les niveaux océaniques, ce qui donne l’impression que le réchauffement climatique est un produit de modèles scientifiques, plutôt qu’un objet qui précède sa propre mesure.
Wikipedia
Morton développe une « Ontologie Orientée Object ». En général, l’ontologie concerne l’être, donc le « subjectif ». Il inverse radicalement cette notion pour la coller aux objets eux-mêmes. Cela peut sembler étrange, contre-intuitif, voire absurde, pourtant, ça fonctionne.
La technosophère, la biosphère sont des « hyperobjets » typiques.
La fin du monde a déjà eu lieu
La notion de fin du monde est étroitement liée à celle des hyperobjets. Morton soutient que la crise écologique actuelle, notamment le changement climatique, représente une menace existentielle pour l’humanité. Cependant, contrairement à une vision apocalyptique traditionnelle de la fin du monde, Morton la voit plutôt comme un processus lent et insidieux. Le changement climatique, en tant qu’hyperobjet, se manifeste dans notre réalité quotidienne par le biais d’événements climatiques extrêmes, de migrations massives et de perturbations écologiques.
Il situe le début de la fin du monde sur deux dates (souvenez vous qu’un hyperobjet n’est pas local, on ne peut pas vraiment le situer) : l’invention de la machine à vapeur 1784, et l’invention de la bombe atomique 1945.
Dans la version de Morton de l’histoire, la fin du monde a commencé avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784, qui a inauguré notre dépendance pétrochimique. Pour le siècle prochain et demi, nous avons vécu à l’âge de l’anthropocène, « lorsqu’une couche de carbone [a été] déposée par l’industrie humaine dans les meilleures couches de croûte de la Terre. » Puis, à l’été 1945, lorsque les États-Unis ont abandonné deux bombes atomiques sur le Japon, l’humanité est entrée dans ce que Morton appelle l’âge d’accélération, « dans laquelle la transformation géologique de la Terre par les humains a augmenté par des ordres de grandeur vifs ». Nous avions maîtrisé le monde si complètement avec l’avènement de la puissance atomique (enfin, vraiment, des armes) qu’il a commencé à s’éloigner de nous, à la monstre du Dr Frankenstein.
Newsweek
La fin du monde ce n’est pas la destruction de tout, mais la fin d’un rapport au monde :
C’est ce que Morton signifie à la «fin du monde»: les choses ne sont plus «pour nous» dans le sens où elles étaient pour la philosophie cartésienne, la physique newtonienne ou même la phénoménologie heideggerienne. Les hyper-objets survivront aux humains, mais pas vice versa.
Centre pour la compréhension de la prospérité soutenable
La fin de la vision du monde anthropocentrique confortable qui a gouverné la pensée occidentale depuis l’avènement de la philosophie grecque. Peu importe ce que vous pensez de l’épistémologie kantienne ou de la téléologie hégélienne parce que, Morton, affirme que la « sphère transcendantale privilégiée » de la philosophie ne peut pas nous protéger des rayons ultraviolets ou de la hausse des niveaux océaniques.
Newsweek
Seul un Dieu peut encore nous sauver
Maintenant, je vais me permettre quelques commentaires personnels.
Morton est un philosophe influent qui n’est pas forcément facile à appréhender. Son langage est (volontairement je pense) assez flou et tire vers le poétique. Je ne l’ai pas lu, mais son concept d’hyperobjet m’a immédiatement parlé. Il me semble qu’il dit la même chose que moi : nous sommes dans le digitocène (que je date exactement comme lui) et cela signifie une chose essentiellement, nous ne sommes plus aux manettes. C’est terrifiant.
Pour moi la fin du monde se définis ainsi : avant les objets étaient notre « chose », alors que maintenant, c’est nous qui sommes devenus leur « chose ».
Il ne s’agit pas de donner vie aux objets, mais tout se passe comme si ces hyperobjets, du moins certains, notamment la technosphère et Internet en particulier, avaient une volonté propre, un élan vital propre. Cette idée n’est pas vraiment nouvelle (la notion d’égrégore traduit la même chose, la fiction de Frankenstein aussi). Heidegger en parlait en disant que la technologie nous arraisonne. Il concluait aussi que nous avions perdu le contrôle : « Seul un dieu peut encore nous sauver« . Ted Kaczynski, connu aussi en tant que terroriste sous le pseudonyme de « Una Bomber » ne disait pas autre chose : la technologie nous aliène, nous rend esclave d’elle-même.
C’est bel et bien le sujet de ce blog : nous avons changé de monde, nous ne sommes plus les maîtres à bord, il nous faut une nouvelle spiritualité qui permette l’avènement d’un nouveau « Dieu » qui nous permettra d’avoir une place au côté des nouveaux maîtres : les hyperobjets.
Dans notre temporalité linéaire, nous n’avons pas disparu, ni la civilisation, ni les institutions d’avant la fin du monde. Tout semble « normal ». Pourtant, nous ressentons bel et bien une sorte d’angoisse, d’urgence, de menace concernant notre survie et notre place dans le monde. L’enjeu est bel et bien existentiel. Pourrons-nous survivre tels que nous sommes ? Pourrons-nous survivre sous une autre forme ? La seule certitude, c’est que la civilisation telle que nous la concevons, elle, ne survivra pas. Elle est déjà morte en fait dans la temporalité des hyperobjets. Dans notre temporalité linéaire, mécanique, humaniste, c’est « long » et « chaotique », nous percevons les évènements sans les comprendre. Nous subissons.