Petit post sans prétention où je rassemble mes idées sur le sujet. Aborder la question sous cet angle permet de clarifier les liens spiritualité-société puisque le sens de la vie est une question hautement spirituelle. Comme nous allons le voir, c’est une question éminemment sociale aussi.
Je soutiens l’idée que la fabrique sociale du sens est en train de subir une mutation profonde, qui provoque beaucoup de confusion.
Le sens de la vie est un peu la clé de voute de notre architecture cognitive, c’est une méta-heuristique, une heuristique qui permet de fabriquer d’autres heuristiques. Sans lui, nous ne pourrions tout simplement pas prendre de décision. Il sert aussi à combler les trous de notre ignorance au sens large (qui peut se décomposer en deux : ce que l’on sait qu’on ignore, et ce que l’on ignore qu’on ignore).
Est-ce que le sens de la vie peut se limiter à la survie immédiate ? Dans l’absolu, oui, dans certaines situations, on n’a pas le temps de se poser des questions philosophiques. Le sens de la vie est donc « flexible », il doit pouvoir être réduit à sa plus simple expression, mais de toute évidence, il peut être bien plus. Faut-il qu’il soit le plus vaste possible ? peut-il être trop grand ? Vaste question ! Mais disons qu’en général, nous nous contentons d’un sens de la vie qui nous convient bien, que nous avons adopté, avec lequel nous sommes familiers.
Cela étant posé, d’où viennent les sens de la vie ? D’une manière générale, je pense que le sens de la vie revient à trouver sa place dans la société et la place de la société dans le « cosmos ». Comme nous sommes des animaux sociaux et chez lesquels l’éducation joue un grand rôle, la situation la plus simple est de prendre le sens de la vie transmis par nos parents, qui eux même le tiennent des leurs, et qui est secrété par la société dans laquelle ils vivent.
De toute évidence, les religions sont les premiers et grands pourvoyeurs de sens de la vie. Elles ont permis l’organisation de grandes sociétés, de civilisations. Mais avec la sécularisation de certaines sociétés, elles sont tombées au moins partiellement en désuétudes même si elles restent influentes. Les philosophes ont fourni des réponses alternatives. Camus, Nietzsche, Sartes, Frankl, Sénèque et d’autres proposent des réponses. En occident, à notre époque, c’est l’humanisme qui s’est imposé et qui structure nos sociétés et leurs institutions. L’humanisme centre le sens de la vie sur l’épanouissement de l’humain. Contrairement aux religions qui se basent sur des mythes ou des révélations, l’humanisme se base sur la raison. C’est l’état qui devient le pourvoyeur de sens.
Mais l’humanisme lui-même n’est pas la fin de l’histoire. Nous assistons (je ne le démontre pas ici, mais je pense que chacun peut en avoir une vague intuition) à l’émergence d’une « lassitude » dirons-nous vis-à-vis des états. Ils ne répondent plus, en tant que pourvoyeurs de sens, à leur époque. Je soutiens que quelque chose d’autre va devoir naître et que cette chose est déjà là en embryon.
Nous pourrions soutenir que sans les religions et les états, alors qu’à cela ne tienne, c’est à l’individu lui-même de se créer son propre sens. C’est une possibilité, mais selon moi, elle ne peut pas fonctionner à long-terme pour deux raisons. D’abord, l’individu-ALISME n’est qu’un sous-produit de l’état moderne, il est paradoxalement un phénomène social. Il n’est possible que dans une société d’abondance et de sécurité qui est justement l’émanation d’un état moderne. Il y a donc un paradoxe à penser que cet état va maintenir cette prospérité sans maintenir ce qui le sous-tend, sa philosophie humaniste, le sens de la vie qu’il donne aux hommes qui le composent. D’autre part, si chacun avait son petit sens à lui, même si ce sens est universel, cosmique, ou même qu’il englobe des multiverses, donc, même si ce petit sens est gigantesque, il reste individuel : comment vous coopérez avec la personne en face de vous si ne connaissez pas ses valeurs, sa morale ? C’est très compliqué, c’est sous-optimal, ça ne durera pas parce que dans la compétition darwinienne pour la survie ou pour l’économie, ceux qui partageront un sens de la vie commun seront plus efficaces que vous.
Il suffit d’observer certains milieux politiques que je ne nommerais pas, mais qui sont très individualistes et qui essayent de créer des utopies : elles échouent quasiment toutes parce qu’ils n’ont aucun moyen efficace de régler les conflits internes qui ne manquent pas d’éclater. Ce qui est censé être des nouveaux paradis se transforment en enfer, car il n’y a pas de règles communes et que les conflits d’ego n’en finissent plus. Il n’y a pas de règles communes parce qu’il n’y a pas de sens de la vie commun, même si tout le monde s’accorde sur un minimum de non-violence. Ces utopies serviront peut-être de creusé pour faire émerger, à terme, de nouveaux sens de la vie qui permettront de faire du commun ou bien, elles resteront comme des tentatives ratées ou des contre-exemples. Je ne sais pas.
Mais alors, qui seront les prochains grands pourvoyeurs du digitocène ? Les religions s’appuyaient sur des mythes. Les états sur des idéaux (humanistes). Au digitocène, quand tout n’est que quantité, algorithme, procédure, mesure, statistique, c’est difficile de faire rêver avec ça. Est-ce que c’est la fin du sens de la vie ? Va-t-on devenir des zombis aux services des machines ? Est-ce qu’elles nous feront littéralement rêver dans des jeux virtuels toujours plus réalistes pour compenser ou bien nous emprisonneront-elles dans la Matrix ?
Laissons ces peurs pas totalement injustifiées de côté, et cherchons comme des Sherlock Holmes les petits détails qui trahissent les évolutions futures. Je vois deux nouveaux acteurs comme futurs pourvoyeurs de sens pour les gens : les multinationales et les ONG (que je vais nommer megacorp par la suite). C’est déjà ce qu’elles sont plus ou moins obligé de faire pour motiver leurs employés, pour attirer et conserver les talents. La fameuse « culture d’entreprise » qui peut sembler si étrange et dystopique pour qui a déjà un sens de la vie, s’il est religieux ou engagé en politique.
Je pressens que les états vont être amenés à subir le même processus que les religions, ils vont se « séculariser » eux aussi en quelque sorte, perdre de leur influence. À l’heure où les états et leur administration pléthorique n’ont jamais été aussi forts et intrusif, à l’heure où la technologie permet une ingénierie sociale comme jamais auparavant, mon propos peut paraître paradoxal, voire inepte. Mais je pense au contraire qu’il s’agit d’une « crispation » qui précède la « mutation ». En a-t-il été autrement avec les religions instituées ? N’ont-elles pas essayé par tous les moyens, jusqu’à l’absurde, de conserver leur pouvoir ? Je pense que nous en sommes à ce stade, peu de temps avant la chute finale (qui viendra par le biais de la dette publique selon moi). Je pense que l’Union Européenne est une tentative de mutation orchestrée, mais pas très concluante, en tout cas de mon point de vue.
De toute évidence, nous sommes en train d’explorer un narratif qui explique la crise du sens qui gangrène nos sociétés modernes.
En un sens, cela peut sembler horrible de laisser la fabrique du sens à des entités commerciales (les ONG sont-elles vraiment différentes des multinationales ?) mais d’un certain point de vue cela va permettre aux individus que nous sommes une plus grande liberté de choix au fond. Comment est-ce que les religions, les états et les mégacorps vont coexister ? Je n’en ai aucune idée pour l’instant. En préambule, j’évoquais la place de l’individu dans la société et la place de la société dans le cosmos. J’ai envie de dire, même si je ne suis loin d’être un fan des megacorps, qu’elles pourraient fournir un sens plus riche que la simple survie que les états-nations s’étaient assignés comme place dans le cosmos.
Il se peut aussi que d’autres « pourvoyeurs » émergent. On peut déjà observer dans nos sociétés d’autres manières de fabriquer du sens à travers des communautés. Mais dans quelle mesure est-ce un sous-produit des réseaux sociaux et donc des megacorps ou à l’inverse d’un désir de proximité physique ? Dans quelle mesure la fin de la barrière de la langue va impacter cette fabrique de sens en permettant l’émergence de nouvelle conscience mondiale ? Dans quelle mesure les menaces existentielles vont façonner ce sens ?
Je ne sais pas. Mais les megacorps me semble être un acteur majeur dans l’obsolescence de l’humanisme et du changement de la fabrique collective du sens.
Vous avez une analyse différente ? Dite le, en commentaire.
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