Et si Dieu était fou ?
Nous cherchons tous à donner du sens à nos vies. Sans quoi ces dernières seraient insupportables.
Vous êtes gaulois, un éclair tombe sur votre maison dont la toiture est en chaume, elle prend feu, vous perdez tout. Comment vous expliquez ça ?
Dans l’antiquité, nous avions tout un panthéon pour répondre à ces questions : c’est Thor qui est intervenu. Pourquoi ? parce qu’on a dû le fâcher.
Il y a 2500 ans, sont apparus les philosophes grecs avec un questionnement : et si c’étaient des forces « naturelles » qui expliquaient l’éclair, plutôt que l’intervention arbitraire de Dieux invisibles ?
Leurs questions se sont révélées déboucher sur une véritable révolution dont l’un des moments décisifs fût quand Kepler, Copernic, Galilée et Newton démontrèrent que contrairement à notre intuition directe, la terre tournait bel et bien autour du soleil et non l’inverse.
C’est à cette époque que Descartes intervient avec son « Discours de la méthode ». Puisque nos sens nous trompent (il va jusqu’à imaginer un démiurge qui aurait inventé un faux monde pour nous emprisonner – on appelle ça le doute hyperbolique), et qu’il n’est pas possible de savoir jusqu’à quel point ils nous trompent, utilisons notre raison, la seule chose « fiable » dont nous disposons. « Je pense, donc je suis ».
Nous entamons alors l’ère du « rationalisme », qui voit le triomphe de la « méthode scientifique ». La connaissance, c’est ce qui est raisonnable.
Le problème, c’est que la raison est limitée, comme l’a brillamment démontré Kant avec ses antinomies :
La première antinomie porte sur la finitude ou non du Monde.
La deuxième porte sur l’existence ou non, d’une entité simple indivisible.
La troisième antinomie concerne l’existence ou non de la liberté.
La quatrième antinomie se rapporte à l’existence ou non de Dieu.
Vous pouvez tout aussi bien affirmer raisonnablement que Dieu existe ou qu’il n’existe pas et aboutir à un raisonnement cohérent. Le problème, c’est que les deux raisonnements se valent. C’est super si vous vous ennuyez et que vous avez un ami avec qui débattre, ou bien si vous voulez une excuse pour faire une guerre. Mais c’est simplement hors du champ des connaissances fiables.
Le philosophe David Hume est aussi connu pour ses positions radicales sur la raison, entièrement soumise aux passions :
Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est totalement inconnue. […] Un bien trivial peut, en raison de circonstances particulières, produire un désir supérieur à celui qui suscite le contentement le plus considérable et le plus estimable ; et il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que de voir, en mécanique, un poids d’une livre en soulever un de cent, grâce à l’avantage de sa situation.
La raison seule ne peut rien décider, rien motiver. Position qui est défendue aussi par le professeur de neuroscience Antonio Damasio dans son livre « l’Erreur de Descartes ».
Les exemples que je donne ci-après sont assez « techniques ». Si vous ne connaissez pas les domaines que j’évoque, vous allez devoir me faire confiance, car chacun d’eux nécessiterait de longs développements pour être compréhensibles.
Si vous creusez un peu la question, vous verrez que ce n’est pas un problème spécifique à la philosophie.
En Math par exemple, la notion d’infini pose de nombreux problèmes (il y a eu de nombreuses controverses sur les « nombres réels »), notamment en théorie des ensembles, au point que certains mathématiciens veulent refonder les mathématiques sur des bases différentes, c’est le projet des intuitionnistes. L’idée étant de limiter les maths à ce qu’il est possible de calculer. Cette controverse n’est pas nouvelle (le calcul intégral avait posé des questions similaires), mais le théorème d’incomplétude de Godël avait montré qu’il ne serait pas possible de créer une théorie axiomatique complète (dans certains cas seulement, mais ce fût suffisant pour mettre à bas la première tentative de formalisation complète des mathématiques, la théorie des ensembles de Zemerlo et Fraenkel). Mentionons rapidement les dominos de Wang, un autre problème mathématique « insoluble ».
Un autre domaine ou la raison montre des signes de faiblesses sont les « dilemmes moraux », les fameux problèmes du tramway. Bien sûr, vous pouvez poser des principes moraux arbitraires qui vous permettront de résoudre certains dilemmes (par exemples, les libéraux comme Ayn Rand répondent systématiquement « je ne fais rien »), mais alors, vous en ferez apparaître d’autres dans d’autres domaines. La théorie des jeux, qui étudie certains dilemmes moraux (tel que le dilemme du prisonnier) suggère que dans les cas simples, la règle d’or émerge d’elle-même sous sa forme « tit for tat« . Mais dès qu’on rajoute la complexité de réel, il n’y a plus stratégie gagnante à coup sûr sur le long terme. À ma connaissance, il n’y a pas de démonstration de l’impossibilité d’un système moral total, c’est une conjecture de ma part.
Dans le domaine politique, nous avons le théorème d’Arrow qui démontre que la démocratie, c’est-à-dire un système de vote universel qui agrège les préférences individuelles correctement, ne peut pas exister. Autre exemple, il est impossible d’aboutir à un système politique de liberté totale, il faudra toujours des compromis arbitraires.
Mathématique, morale, politique : la liste n’est pas exhaustive. Il nous est impossible d’établir des « connaissances sûres », et même de concevoir clairement dans notre esprit, sur l’infini ou le vide, ou le hasard (l’absence de sens), ou le destin, la liberté, la vie après la mort, la cause première (l’œuf ou la poule ?) et toutes les questions existentielles de manière générale.
Finalement, oui, toutes les questions importantes pour décider dans la vie n’ont pas de réponse rationnelle. Dieu est « fou », on est bel et bien dans la mouise.
Ce n’est pas nouveau, c’est ce qu’avait analysé Agrippa il y a environ 2000 ans dans son fameux trilemme de Münchhausen : il est impossible d’établir une vérité absolue sans tomber dans l’un des trois écueils suivants :
la regressio ad infinitum, où chaque argument justifiant une connaissance doit à son tour être vérifié, et ceci a l’infini ;
la circularité logique, laquelle tente de justifier une thèse en l’employant implicitement ;
la rupture transcendante, ou argument ex cathedra qui fait appel à un principe supérieur à la vérité que l’on souhaite démontrer, qui ne peut d’aucune manière être critiquée.
Donc Dieu, le transcendant, l’absolu n’est pas « raisonnable« . C’est ainsi. Nous ne pouvons pas établir de connaissance certaine sur « lui ». Certains considèrent qu’il n’existe pas, d’autres qu’il est une « personne », d’autre qu’il est une « loi » neutre. Dieu est au-delà de la raison. Il est « fou ». Mais attention, fou ne veut pas dire pathologique (ni le contraire d’ailleurs).
Il est important de bien garder en tête que la raison est limitée par essence. C’est une question centrale dans le domaine spirituel : à quel moment on quitte le domaine du rationnel ? On ne s’en rend pas toujours compte.
À partir de là, vous avez plusieurs options qui vont toutes donner la prééminence soit à l’homme, au relatif, soit au transcendant, à l’absolu. Il existe différentes écoles d’un côté ou de l’autre :
- le positivisme qui refuse de spéculer sur les questions métaphysiques
- l’athée ou le matérialiste qui pense qu’il n’y a « rien » au-delà de la nature, même si nous ne la connaissons pas parfaitement, ni Dieu, ni âme, ni création, etc.
- le spiritualiste qui considère que la vraie réalité est cet « au-delà » de la raison (le reste étant fini et transitoire)
- le religieux qui va se baser sur des mythes et postuler que le transcendant intervient en brisant éventuellement les règles naturelles (raisonnables) et que le ou les Dieux sont des « personnes »
Vous remarquerez que toutes ces solutions consistent à prendre position sur la question de l’absolu, pour le ramener à quelque chose de raisonnable. Mais dans le fond, il s’agit de trouver des solutions pour gérer les situations concrètes de la vie, des situations « impensables » car la raison échoue. Exemple : est-ce qu’avorter c’est bien ou mal ? C’est un dilemme moral. Si vous avez une réponse à cette question, c’est que vous vous êtes déjà positionné quant à l’absolu, d’une manière ou d’une autre.
Le corollaire, c’est qu’il n’y a pas de solution parfaite et définitive pour agir (attention, je parle de l’action et non pas de l’être). Parce que vous aurez beau faire un choix sur l’absolu, il y aura toujours des cas limite, et votre voisin ne fera peut-être pas le même choix. Il faut se coltiner l’incertitude du réel, faire des choix sans avoir de certitude absolue, tester, se tromper, essayer à nouveau et apprendre, encore et toujours.
Est-ce que c’est tout ? Est-ce qu’il n’existe pas d’autre réponse ?
Si.
La voie du mystique, dont je vais commencer à parler dorénavant, est différente. Elle consiste à transcender la raison, à aller chercher de la connaissance d’une autre manière qu’avec son intellect. Ce qui aboutit à des choses « absurdes » comme « le mystique est dans le non-faire ». J’expliquerai « comment » on s’y prend plus tard.
Autre possibilité : puisque nous devons choisir sans vraiment savoir, il est aussi possible de chercher à maximiser nos degrés de libertés dans la vie, afin d’avoir une plus grande variété de choix, ce qui minimise les dilemmes.
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